Premier essai de l’auteure à remporter un prix Hugo (en 2014), il nous invite à nous pencher sur la façon dont nous considérons les femmes dans l’Histoire et les fictions.
Un texte engagé, coup de poing, qu’il nous semblait important de vous offrir.
Peut-être y trouverez-vous quelques clés pour apprécier encore plus son space opera clivant !
Je vais vous raconter une histoire de lamas. Elle ressemblera surement à toutes les histoires de lamas que vous avez déjà entendues : on s’attardera sur leur peau couverte de très fines écailles, sur leur habitude de dévorer leurs petits quand ceux-ci sont trop chétifs, ou encore comment, à la fin de leur vie, ils se précipitent – à l’instar des lemmings – du haut des falaises pour se noyer dans une mer houleuse. Ce sont des animaux fondamentalement marins, issus de l’océan auquel ils restent liés, à l’instar des marins-pêcheurs qui y trouvent leur subsistance.
Toutes les histoires de lamas se ressemblent. Vous pouvez les lire dans des livres dédiés aux pauvres petits lamas condamnés, gobés par leurs parents impétueux. Vous les voyez dans ces documentaires où l’on observe des troupeaux de lamas au moment où ils se jettent majestueusement dans l’océan. Vous pouvez aussi le constater au cinéma, avec ces lamas badass qui fument le cigare, les écailles peintes façon camouflage.
Comme vous connaissez cette histoire par cœur, parce que vous savez déjà tout de la nature et de l’histoire des lamas, vous êtes parfois choqués, évidemment, quand vous voyez un lama qui n’entre pas dans les cases. Comme ce lama dépourvu d’écailles ! Après un moment de doute, vous en rigolez avec vos amis et blaguez sur les « lamas écailleux » et vos amis rient en retour « Ah, oui, qu’est-ce qu’ils ont comme écailles ! » et ainsi s’efface ce que vous avez pu constater.
Vous vous souvenez, par contre, de ce lama tellement galeux qu’il en semblait couvert d’écailles, après tout, ou encore de ce lama qui semblait tant agressif envers son petit… qu’il finirait peut-être par le manger ? Peu à peu vous oubliez les lamas qui sortent des standards de la littérature, du « vu à la télé », qui s’éloignent de ces cases typiques dont on vous a maintes fois raconté les particularités.
Petit à petit, tous les lamas que vous croisez au quotidien finissent par entrer dans ces cases. Vous en riez avec vos amis. Vous sentez bien que vous avez surmonté quelque chose. Vous n’êtes pas fou. Vous pensez juste comme tout le monde.
Viendra un jour où vous commencerez à écrire à propos de vos propres lamas. Sans surprise, vous ne choisirez pas d’écrire à propos de ceux, doux et végétariens, que vous connaissez, parce que personne ne trouverait cela réaliste. Vous les effacerez de vos histoires. Vous dépeindrez des lamas cannibales et suicidaires, les écailles pleines de peinture.
C’est plus simple de raconter la même histoire que les autres. Cela n’a rien de honteux. C’est simplement un truc de fainéant, ce qui est sans aucun doute le pire crime littéraire que puisse commettre un auteur.
Oh, et aussi : c’est faux.
En tant que férue d’Histoire (de toutes ces choses qui sont arrivées avant moi), je suis passionnément intéressée par la vérité.
La vérité existe, que nous la voyons ou pas, que nous y croyons ou pas, et quoi que nous écrivions à son sujet. Elle est tout simplement. Nous pouvons toujours tenter de l’appeler autrement ou de démentir son existence, ses répercussions nous poursuivent, peu importe que nous souhaitions les identifier, les commémorer, ou pas.
Le jour où j’ai pu m’entretenir avec l’un de mes professeurs à Durban, en Afrique du Sud, pour discuter de mon mémoire de maîtrise d’Histoire, il m’a demandé pourquoi je voulais écrire à propos des femmes résistantes.
« Parce que les femmes comptent pour vingt pour cent de la branche militante de l’ANC » Je bouillonnais « Vingt pour cent ! Quand je l’ai découvert je n’y ai pas cru. Et vous savez, les femmes n’ont pourtant jamais fait partie des forces armées… »
Il m’a interrompue : « Les femmes ont toujours combattu.
— Comment ça ?
— Les femmes ont toujours combattu. Shaka Zulu avait une milice de guerrières. La présence des femmes est avérée dans tous les mouvements de résistance. Il y a toujours eu des femmes travesties en hommes pour partir au front, sur terre comme en mer, pour participer activement au combat.»
Je n’avais rien à répondre à cela.
J’avais grandi aux USA, au sein d’une culture reposant seulement sur les Grands Hommes de l’Histoire, confortée année après année par ma scolarité. Une Histoire tellement emplie de ces Grands Hommes que j’avais dû m’inscrire à un cours spécifique sur les Femmes de l’Histoire, juste pour apprendre ce qu’elles avaient bien pu faire pendant que les hommes s’entretuaient.
Comme de juste, beaucoup d’entre elles gouvernaient, certaine avaient même pu découvrir de meilleures méthodes de contraception ou de régulation des naissances aidant par la suite à la reconstruction de nombreux pays. Ce fût le cas notamment durant l’antiquité gréco-romaine.
Les femmes comptent pour la moitié de l’humanité, mais nous entendons plus d’histoires sur ce qu’elles subissent que sur ce qu’elles font. Le plus souvent, quand on parle des femmes, elles sont la fille de quelqu’un. La femme de.
Je viens de regarder une émission de télé réalité à propos de pilotes d’avions de brousse en Alaska qui avaient chacun une petit intro à propos de leur vie de famille et de leurs passion. La seule femme pilote y était présentée comme « petite amie de tel autre pilote ». Ce fût le cas jusqu’à leur séparation dans la saison 2, où elle obtint enfin sa propre présentation. Les spectateurs apprirent alors qu’elle vivait en Alaska depuis bien plus longtemps que tous les autres pilotes et plus encore : à ses talents d’aviatrices s’ajoutaient ceux de chasseuse, pêcheuse et grimpeuse !
Mais ce dont avait besoin l’émission, c’était d’un « Lama cannibale » à l’histoire rabâchée et prévisible : ne pas trop poser de questions, regarder ailleurs, c’était bien plus facile.
Le langage est un instrument puissant car il change le regard que nous portons sur le monde comme sur nous-même, de façons aussi réjouissantes qu’horribles. N’importe quelle personne ayant un tant soit peu de connaissances militaires – ou à l’écoute de la façon dont les médias parlent de la guerre – doit s’en être rendue compte.
On ne tue plus des personnes, on tue des cibles. On ne tue plus des enfants de 15 ans, mais des combattants ennemis (aujourd’hui toute personne de plus de 15 ans tuée par une attaque de drones est automatiquement comptée comme combattant ennemi. Pas comme un adolescent ou un enfant.)
Même lorsqu’on parle de « gens » on ne pense pas vraiment « hommes et femmes ». Ce qu’on veut dire c’est « les gens et les femmes ». On parle des « Romanciers américains » et des « Femmes Romancières Américaines ». On parle de « Jeunes Développeurs » et de «Jeunes Développeurs de sexe féminin».
Et quand on parle de la guerre, on parle des soldats et des femmes soldats.
Notre langage et notre vocabulaire se sont construits tels que, si nous parlons de l’Histoire et utilisons le mot « soldats », cela efface immédiatement toutes les femmes ayant jamais combattu. On le voit ailleurs, par exemple chez ces chercheurs qui ont fouillé des sépultures Viking et ne se sont pas donné la peine de vérifier si les tombes appartenaient à des hommes ou des femmes. Il y avait des épées. Les épées c’est pour les soldats. Les soldats sont des hommes.
Il leur fallu quelques années supplémentaires pour penser à identifier les ossements, plutôt que se baser sur la présence d’épées pour identifier le sexe de ces combattants, et réaliser leur ainsi erreur : les femmes Viking aussi combattaient.
En réalité les femmes sont capables de bien plus que nous ne l’avons longtemps admis. Au moyen-âge elles étaient doctoresses et policières. En Grèce elles étaient… Oh, merde. Ecoutez. Foz Meadows est meilleure que moi pour sourcer et donner des liens, si vous voulez des preuves.
On va le dire autrement : si vous pensez qu’il existe une chose – n’importe laquelle – que les femmes n’auraient pu faire dans le passé : vous avez tort. Il y a même des femmes – ici et là – qui prennent l’habitude de pisser debout. D’avoir des dildos. Et ainsi de suite, pour foultitude de détails auxquels pensent les petits malins qui aiment la ramener en précisant « c’est impossible que les femmes aient fait tel truc ! ». Si, si, elles l’ont fait. Les femmes trans et intersexes aussi, elles ont combattu et sont mortes, souvent mégenrées et oubliées, dans les méandres de l’histoire. Alors souvenons-nous, quand nous parlons des femmes et des hommes comme s’ils étaient interchangeables, comme de simples catégories historiques, qu’existent bien celles qui ont toujours vécu, qui ont toujours combattu, cachées dans les plis de la trame historique.
Aucun de ces détails ne correspond à nos stéréotypes, à nos préconceptions. Nous ne voulons parler des femmes qu’à propos d’une possibilité unique : celle d’être des épouses, des mères, des sœurs et des filles, toujours assujetties à un homme. Je le constate en permanence dans les livres et à la télévision. Je l’entends à la façon dont nous en parlons.
Tous ces lamas cannibales.
Et ça ne me facilite pas la tâche, moi qui souhaite écrire à propos de lamas végétariens.
James Tiptree Jr. a écrit une nouvelle très intéressante intitulée « The women men don’t see » [Vol 727 pour ailleurs][1]. Je l’ai lue quand j’avais une vingtaine d’années, je dois admettre qu’alors je n’avais pas compris pourquoi on en faisait tout un foin. Car c’est bien une histoire qui nous prend à revers ! L’intégralité du texte se déroule du point de vue d’un homme qui ne fait pas grand-chose, voyageant avec une femme et sa fille. A sa façon, nous les lecteurs, nous ne les « voyons » pas vraiment. On ne réalise qu’à la toute fin qu’elles étaient, en fait, les héroïnes de cette histoire.
Après tout, la nouvelle adopte le point de vue de cet homme. C’est son récit. Nous, lecteurs, y sommes alors partie prenante de sa pensée. Ces femmes n’y sont que des objets passifs, des sortes de PNJ[2], observées depuis le point de vue restreint de cet homme.
Nous nous ne les voyons pas plus que lui.
Quand j’avais seize ans, j’ai écrit une dissertation sur l’interdiction des femmes à combattre dans l’armée. Je l’ai retrouvée récemment en fouillant de vieux papiers. Mon argumentaire y était simple : la guerre était quelque chose de terrible et la famille était une institution, alors si tous les hommes mourraient à la guerre, pourquoi voudrions-nous que les femmes y périssent également?
Ma réflexion toute entière tenait en cela : « Les femmes ne devraient pas se joindre au combat car, tout comme leurs congénères masculins, elles pourraient y mourir »
J’ai eu un A.
Je dis souvent que je ne connais pas de plus grande misogyne consciente de l’être que moi.
J’écrivais une scène, l’autre nuit, entre une femme générale et un homme qu’elle avait aidé à accéder au trône. Cela débutait par une sorte de tension romantique, jusqu’à ce que je réalise à quel point c’était fainéant. Que je pouvais créer d’autres types de tension.
J’avais fait une référence à l’esclavage sexuel, que j’ai ensuite coupée. J’ai failli la laisser se faire insulter de façon sexiste. Je grognais devant mon écran. Il voulait l’aider à sauver son enfant… non. Son frère ? Ouais. Elle allait le trahir. Très bien. Ses épouses avait péri… non. Un conseiller ? Des amis ? Et si quelqu’un l’avait… simplement quitté ?
Même en écrivant majoritairement à propos de sociétés où il y a peu de violences sexuelles, ou tout du moins pas de violences spécifiquement contre les femmes, je me retrouve souvent engluée dans les mêmes clichés. « Bon, c’est un sale type et j’ai besoin que mon héroïne vive un truc traumatisant, alors il va la violer » J’ai vraiment fait ça dans le premier jet de mon premier roman, alors qu’il se passe dans une société où il y a 25 fois plus de femmes que d’hommes. Parce que, bien sûr, C’est Comme Ça.
Récemment je regardais une autre série télé, supposée raconter le cheminement d’une jeune fille outrepassant un traumatisme. Au final, j’ai vu une série où deux personnages masculins se battaient pour savoir à qui revenait la faute de ce qu’elle avait subi. C’était l’une des plus flagrantes invisibilisation d’un personnage féminin que je voyais depuis un bail. A un moment donné, elle se trouve carrément dans la même pièce que ces deux mecs se disputant à propos de son trauma à elle, nous révélant ainsi leurs personnalités, pendant qu’elle-même se fond dans le décor.
On en oublie ainsi le sujet même de l’histoire. On efface de nos propres vies les femmes puissantes, charismatiques, intelligentes, terrifiantes. Alors que les femmes poignardent, mutilent, tuent, dirigent, possèdent et gouvernent. On le sait. On s’en rend compte tous les jours. On le vit. On le voit.
Sauf que nos petits systèmes de cases ne le permettent pas : alors on se retrouve avec deux mecs s’engueulant dans une pièce pendant que l’héroïne sanglote dans un coin.
Qu’est-ce que le réalisme ou la vérité ? D’aucun me répondront que la vérité est ce qu’ils vivent. C’est sans compter qu’il est complexe de démêler ce que nous avons réellement vécu de ce qui nous est raconté a posteriori sur ce vécu, ou sur ce qu’on devrait avoir vécu. Nous sommes des créatures sociales, et ainsi, des créatures faillibles.
Durant un désastre ou une catastrophe la plupart des personnes vont demander jusqu’à quatre avis différents avant de se forger leur propre opinion, avant d’agir. Vous pouvez former les gens à répondre plus vite dans ce type de situations avec un entraînement drastique (comme à l’armée), mais en grande partie, disons 70% des êtres humains, nous préférons reprendre notre routine quotidienne. Nous aimons nos petites cases. Nous attendons d’être devant une montagne de preuves et – plus important encore – de témoignages d’énormément de proches, pour enfin agir.
C’est une constante dans les grandes villes et c’est ainsi que les gens se retrouvent détroussés à un arrêt de bus ou agressés sur un trottoir à l’heure de pointe. C’est cela qui permet les meurtres en pleine journée, des cambriolages dans des rues passantes, avec les voisins dehors. La plupart des gens préfèrent ignorer ce qui sort de leur ordinaire. Ou, pire, préfèrent espérer que quelqu’un d’autre s’en chargera.
Je me rappelle d’un trajet en train vers Chicago, dans un wagon avec une douzaine d’autres gens. En face de moi, dans la voiture, un homme est soudain tombé de son siège. Il s’est simplement… écroulé dans l’allée et a commencé à convulser. Il y avait trois personnes entre lui et moi. Personne n’a rien dit. Personne n’a rien fait.
Je me suis levée, « Monsieur ? » l’ai-je interpellé tout en m’approchant.
Cet acte simple a amorcé le mouvement. J’ai demandé à quelqu’un de prévenir le conducteur via le signal d’alerte, d’appeler une ambulance pour le prochain arrêt. Après ce premier geste, il y avait soudain trois ou quatre autres personnes à la rescousse de cet homme.
Il avait fallu que quelqu’un bouge en premier.
Une autre fois je me tenais debout dans une rame de métro bondée quand une jeune femme, près de la porte, a fermé les yeux et a soudain lâché la liasse de papiers qu’elle transportait. Elle était serrée contre d’autre gens, personne ne bougeait. Elle commençait à s’écrouler, alors j’ai crié « TOUT VA BIEN ? » en sa direction : à ce moment d’autres personnes l’ont enfin vue, alors qu’elle s’affaissait. C’est ainsi que le mouvement a démarré, un médecin s’est signalé depuis l’autre bout de la rame, quelqu’un lui a laissé son siège, les gens se sont mis en mouvement.
Dans ce type de situations il est nécessaire qu’une personne se lève pour les autres. On ne peut pas faire comme si on ne voyait rien. Car c’est ainsi – parce que personne ne disait rien – que des gens ont été tués et agressés à des coins de rues bondées, avec des centaines de personnes autours faisant comme si de rien n’était. Sauf que prétendre que c’est normal ne rend pas les choses normales. Quelqu’un doit le signaler. Quelqu’un doit démarrer la machine. Quelqu’un doit agir.
La première fois que j’ai tiré (avec une arme à feu) c’était chez mon mec du lycée : d’abord une carabine, puis un fusil à canon scié. Depuis j’ai appris à me débrouiller avec un Glock, je suis toujours une bille avec une carabine, et j’ai pu essayer un AK-47, arme favorite des révolutionnaires du monde entier, surtout dans les années 80.
A 24 ans, j’ai explosé mon premier punching bag d’une centaine de kilos à mains nues. Et ça compte bien plus pour moi. N’importe qui peut utiliser une arme à feu, mais à compter de ce moment je savais que je pouvais frapper directement en pleine face. Et fort.
Tout en grandissant j’ai appris que les femmes doivent se complaire dans certaines rôles, certaines activités. J’avais pourtant de bons exemples autour de moi : dans ma famille, les femmes sont des bosseuses, des matriarches. Mais les récits que je voyais à la télé ou lisais dans tellement de livres clamaient que ces femmes-là étaient des anomalies. Comme des lamas velus et végétariens. Rarissimes.
Ces histoires avaient tout faux.
J’ai passé deux ans en Afrique du Sud et une autre décennie, après mon retour aux États Unis, à étudier l’Histoire des femmes combattantes. J’ai constaté que des femmes avaient combattu dans toutes les armées révolutionnaires, jusqu’à en constituer parfois 20 ou 30% du total. Pourtant, quand on parle des « armées révolutionnaires » que disons-nous ? Quelles images s’imposent ? Est-ce qu’on pense à un groupe de trois femmes et sept hommes ? De six femmes pour quatorze hommes ?
Il y a non seulement eu des fabricantes de bombes, d’armes et de munitions pendant la seconde guerre mondiale, mais les femmes y conduisaient aussi des tanks et pilotaient des avions. Pareil pour la guerre civile et les guerres révolutionnaires – donnez-moi un conflit et je peux facilement vous montrer où les femmes s’y engageaient et récupéraient leurs armes. Même Shaka Zulu enrôlait des combattantes dans sa lutte. Cependant quand on parle des « armées de Shaka Zulu » ce n’est pas cette image qui nous vient en tête directement. Est-ce qu’on pense à ces femmes ? Sont-elles invisibles ? Si nous nous efforçons de les réintégrer à nos histoires, est-ce que ça sera jugé « peu réaliste » ?
Bien sûr, on parle parfois de ces bataillons. Mais si j’effectue une recherche sur Google du genre « femmes s’étant battues avec Shaka Zulu » j’apprends que ce dernier possédait « un harem de 1200 femmes ». Sans compter sa mère, bien sûr. Et cette phrase, très courante : « femmes, bétail et esclaves ». D’une seule traite.
C’est tellement facile de croire que les femmes ne se sont jamais battues, n’ont jamais dirigé, quand elles ne sont jamais visibles.
A quoi ça rime de rabâcher toujours le même type d’histoire ? De partager sans cesse ces vieux mensonges ? S’il y a toujours eu des battantes, des meneuses, des stratèges… est-ce que nos histoires reflètent la réalité ? Car ce n’est pas en écartant ces personnes que l’on changera la réalité.
On s’y met ?
Les histoires racontent ce que nous sommes. Ce dont nous sommes capables. Et je crois qu’en cherchant un bon récit on cherche à mettre un peu de sens dans nos vies et comprendre le monde qui nous entoure. Nos récits et nos histoires, comme le langage, nous apprennent ce qui importe.
Si les femmes sont des « pétasses », des « salopes » et des « putains », que les gens que nous tuons des « bons à rien », des « japs », des « niakoués », ils sortent un peu de l’humanité, non ? Il n’en sera que plus simple de les en effacer. De les tuer. De les ignorer. De ne plus les voir.
Lorsqu’on fait pourtant l’effort d’imaginer notre monde comme une ruche bourdonnante d’individus en tous genres et de tous sexes, compliqués, uniques, et d’histoires passionnantes qui n’attendent que d’être racontées, il devient impossible de les ignorer. Nous n’avons plus des « femmes et du bétail et des esclaves » mais des personnes agissant sur leurs propres histoires et destins. Et sur les nôtres.
Lorsque nous choisissons d’écrire quelque chose, ce n’est pas juste une histoire individuelle que nous racontons. C’est une histoire collective, une histoire individuelle et notre Histoire. Nous existons comme un ensemble. L’Histoire s’est déroulée ici, elle nous est commune. Elle est crade, complexe, souvent tragique autant que terrifiante. En ignorer toute une moitié, prétendre qu’il n’y a jamais eu qu’une façon de vivre en tant que femme – seulement en relation avec les hommes qui les entourent – ce n’est pas qu’un acte d’invisibilisation isolé, mais une invisibilisation politique.
Ne peupler un monde que d’hommes, avec seulement des héros masculins, des personnages masculins, et leurs « femmes, bétails et esclaves » est un acte politique. Vous choisissez alors consciemment d’invisibiliser la moitié du monde existant.
Comme écrivains, comme conteurs, nous pouvons faire des choix bien plus intéressants.
Je pourrais vous rabâcher que les lamas sont recouverts d’écailles. Je pourrais vous les dessiner. Réécrire l’Histoire. Mais je ne suis qu’une seule conteuse et mes mensonges ne créent aucune catégorie ; à moins que vous ne finissiez par tomber d’accord avec moi. A moins que vous n’écriviez déjà la même chose. À moins que vous ne rejetiez cette catégorisation fainéante et sa perpétuation.
Cette invisibilisation existe car nous y prenons part. Vous, moi, chacun d’entre nous.
Ne laissons pas cela continuer.
Ne soyons pas fainéants.
Les lamas vous remercieront.
Et des personnes, bien réelles, aussi.
[1] NDT : On notera l’incroyable ironie du titre français
[2] PNJ : Personnage Non Joueur : simple figurant d’un récit
NDLT : Si vous souhaitez en savoir plus sur la cohorte de femmes qui ont fait l’Histoire, vous en inspirer, ou juste assouvir votre curiosité, voici deux ressources qui m’ont été utiles : https://histoireparlesfemmes.com/ et https://en.wikipedia.org/wiki/Category:Timelines_of_women_in_history
Traduction : Eva Sinanian
Merci pour cette traduction.
Même si je pense qu’Hurley ne pousse pas assez loin son sujet, son propos est vraiment des plus intéressants.
Qui a traduit cet essai ?
Des envies de traduire le contenu des liens présents dans l’essai ?
C’est Eva Sinanian qui a traduit cet essai.
Nous avons prévu de traduire d’autres essais, mais pas ceux qui sont listés dans l’essai de Kameron Hurley.