Rencontre avec l’auteur du Vêlage et de La Cité de l’orque.

Albin Michel Imaginaire : Sam, les lecteurs français ne vous connaissent pas. Vous êtes publié pour la première fois en français avec la nouvelle Le Vêlage et votre roman La Cité de l’orque. Pouvez-vous vous présenter?

Sam J. Miller : Je suis un écrivain de science-fiction et un animateur de communauté [community organizer en VO], ce qui veut dire que j’aide les gens à se rassembler contre l’oppression. Pour le dire autrement : je suis un activiste et un agitateur professionnel et ça influence mes textes de façon très importante. Les français sont une réelle source d’inspiration pour moi : ils ont une expertise historique en matière d’activisme et de combat contre la tyrannie. Ce thème, que l’on retrouve dans beaucoup de mes textes, vous sera donc très familier.

AMI : Votre premier roman The art of starving (L’art de la faim – dans le sens : souffrir de la faim) est inédit en français, alors qu’il a été récompensé par le prix Andre Norton. The art of starving est un roman young adult dans lequel un adolescent gay, souffrant d’un trouble alimentaire et étant maltraité par certains de ses camarades, commence à manifester des superpouvoirs. Pouvez-vous nous en dire plus ? Est-ce un roman en partie autobiographique?

SJM : The art of starving est très autobiographique, enraciné dans mon adolescence, alors que je luttais contre un trouble de l’alimentation. Comme Matt, le protagoniste de mon roman, j’étais un garçon homosexuel vivant dans une petite ville, martyrisé par ses camarades et souffrant donc en plus de ce problème de santé. Malheureusement, je n’ai pas gagné de superpouvoirs grâce à lui, mais il m’a aidé à comprendre comment l’intériorisation de ma rage et mon absence d’amour-propre me détruisaient, et qu’au final il n’y a pas de plus grande source de pouvoir que l’estime de soi. Matt rassemble une armée de cochons pour détruire les maisons de ses ennemis, mais au final vivre heureux, s’accepter, est une façon de se venger bien plus pertinente.

AMI : Dans La Cité de l’orque, de mon point de vue, le personnage principal est Qaanaaq, pas la guerrière inuit qui arrive en ville avec son étrange lance. Qu’est-ce qui vous a décidé à écrire sur une ville flottante dans le futur au lieu de New York City dans une cinquantaine d’années, par exemple?

SMJ : A dire vrai, La cité de l’orque a récemment fait l’objet de discussions au sein d’un club de lecture composé d’urbanistes et de travailleurs municipaux, dont l’un a dit « Mais ce livre parle vraiment de New York City », et il avait raison. Il y est question de NYC, même si ce n’est pas NYC, et des USA, même si ce ne sont pas les USA. La cité de l’orque parle de toutes ces choses qui me rendent fou, de ces gens, ici, qui préfèrent fermer les yeux, même quand cela concerne leur propres foyers. Ce roman parle aussi de la façon dont nos erreurs actuelles se répercuteront dans l’avenir et de son évolution. J’ai passé dix ans de ma vie à essayer d’empêcher les propriétaires de New York de garder des immeubles vacants alors que des gens étaient sans abri, dormaient et mourraient de faim dans la rue… et il m’a été très difficile de trouver quelqu’un, ici aux USA, capable de s’intéresser au problème. Mais la science-fiction nous permet de peindre des images d’une vertigineuse folie et d’une beauté éclatante qui, espérons-le, inciteront les gens à regarder un peu plus loin.

AMI : La première fois que j’ai lu le roman, il s’appelait The Breaks, et après le titre a changé, pouvez-vous nous dire pourquoi?

SJM : « Les failles » (the breaks en VO) est la maladie sexuellement transmissible qui sévit à Qaanaaq. Elle existait dès l’origine du roman, dès que j’ai commencé à élaborer son intrigue. Mais une fois le livre fini, son sujet principal avait changé : je m’étais davantage concentré sur Qaanaaq que sur l’épidémie. Il était donc logique de changer le titre pour mettre la ville en avant.

AMI : Il y a beaucoup de sujets dans La cité de l’orque : vivre et mourir dans une mégapole flottante privée, les Failles (une maladie analogue au SIDA), la gentrification, les réfugiés climatiques, le changement climatique, les liens qui unissent l’humain aux animaux, le communautarisme, la politique urbaine, les questions de genre… Vous n’avez pas eu peur de traiter autant de sujets dans le même roman?

SJM : Je voulais écrire un livre sur la façon dont les gens sont interconnectés, sur les mille choses que nous voyons chez l’autre et les millions que nous ne voyons pas. Par conséquent, lorsque j’ai commencé à explorer la vie de tous ces personnages et les liens qui les unissaient, plein de questions ont émergé et le roman a naturellement évolué dans cette direction. On ne peut pas parler de l’impact futur du changement climatique sur la société sans parler de la lutte des classes et de la façon dont les riches exploitent les pauvres. Au cours des quinze dernières années que j’ai passées à travailler auprès des sans-abri, j’ai appris une chose : l’oppression est intersectionnelle. Par exemple, l’itinérance est inséparable du racisme — 96 % des familles sans abri dans les refuges de New York sont noires et/ou latino — et de l’oppression sexuelle — la plupart des familles sans abri ont à leur tête des mères isolées. Chaque fois que nous considérons un problème comme « isolé » en mettant de côté qu’il découle d’une centaine d’autres problèmes et y contribue, nous commettons une erreur — nous ne pouvons espérer changer un problème social sans régler les autres problèmes qui le compliquent.

AMI : Pouvez-vous nous parler un peu de Soq, l’un des personnages principaux de La Cité de l’orque? Le plus jeune, si je ne dis pas de bêtises.

SJM : Je voulais que tout le spectre économique et social de Qaanaaq soit présent dans le roman : de la richesse obscène de Fill jusqu’à l’extrême indigence des citoyens les plus pauvres. Certaines des personnes les plus mal payées que je connaisse à New York City sont des coursiers à vélo qui travaillent pour la restauration ; la plupart pédalent dans les rues dangereuses, sous la pluie, dans la neige, le froid polaire, et ce jusqu’à quatre heures du matin… Je me suis alors demandé à quoi ce métier pourrait ressembler dans un avenir relativement lointain, dans une ville différente et je suis tombé amoureux de Soq ! Bien sûr, la trajectoire du personnage le plus pauvre ne pouvait que le conduire à entrer en collision avec le personnage le plus riche. Dans mon projet global, il y avait cette volonté d’imaginer un avenir où certaines choses se sont aggravées, mais aussi où d’autres se sont améliorées. Pour moi, c’était important d’imaginer un futur non-binaire, où chacun est libre de construire son propre genre ou de rejeter complètement cette notion.

AMI : Quand je présente La Cité de l’orque, la plupart du temps je dis : « c’est Blade Runner sur une gigantesque plateforme arctique ». Comprenez-vous qu’on puisse penser à Blade Runner quand on lit La Cité de l’orque? Je pense que c’est une question d’esthétique. Votre roman est visionnaire, dans le sens où il frappe par des idées mais aussi avec des images très fortes émanant d’un avenir certes fictionnel mais entièrement plausible.

SJM : Je ne peux nier l’influence de Blade Runner sur La Cité de l’orque, influence qu’on retrouve d’ailleurs dans beaucoup d’autres œuvres de science-fiction contemporaines. Sur le plan de l’esthétique, je mets en scène un avenir non occidental, où la suprématie culturelle américano-européenne a pris fin. Ma plus grande source d’influence, la plus directe, a été le film d’animation japonais Akira (1988), l’un de mes cinq films préférés de tous les temps. Un soir, à une époque où je luttais avec les premiers chapitres de La Cité de l’orque, je l’ai revu lors d’une projection de minuit sur un film 35mm à New York, puis je suis rentré seul à vélo dans une ville qui avait été transformée par les images du film : soudain j’ai vu une ville futuriste prendre vie devant moi : les images, les bruits, les odeurs… J’aime à penser que mes études universitaires en cinématographie se manifestent dans ma prose par ma capacité à créer des images très fortes.

AMI : Si je vous dis : la science-fiction est le genre littéraire le plus philosophique et le plus politique, êtes-vous d’accord avec cela?

SJM : Je pense que la science-fiction est particulièrement bien adaptée aux questions philosophiques et politiques, parce que nous pouvons utiliser des métaphores sauvages et des concepts insensés pour amener les lecteurs à regarder des problèmes familiers sous un angle nouveau, en contournant les préjugés et les mécanismes de défense qui nous empêchent normalement d’examiner rationnellement nos propres défauts et comportements problématiques. Je vais vous citer mon exemple préféré : après le 11 septembre 2001, les Américains ont complètement perdu la raison et ont commencé à soutenir une politique horriblement cruelle et raciste pour lutter contre leur peur. A ce moment-là, vous ne pouviez plus aborder rationnellement ces questions dans le débat public — les chanteurs, les politiciens, quiconque ayant tenté de dire « peut-être ne devrions-nous pas faire la guerre à un pays qui n’a rien à voir avec les attaques terroristes ? » a vu sa carrière partir en fumée, suite à cette audace oratoire relativement modeste. Et puis a débarqué Battlestar Galactica, qui a été en mesure de poser toutes les questions essentielles sur la façon dont la peur nous fait perdre notre humanité, parce qu’il y était question d’espace et de robots tueurs. C’est ce qui m’excite le plus dans la science-fiction et la fantasy – ces genres nous donnent la possibilité de regarder le monde sous un nouvel angle et de nous comprendre différemment.

AMI : Vous vivez dans un pays qui a élu Donald Trump comme président, le populisme monte en puissance en Europe, les changements climatiques tuent de plus en plus de gens chaque année. Avez-vous encore foi en l’avenir? Dans l’Humanité? C’est cette foi dont parle La Cité de l’orque?

SJM : De nos jours, il est très difficile d’avoir confiance en l’avenir des USA. Mais le monde ne se réduit pas aux USA. Au début de La Cité de l’orque, mon pays n’existe plus, et on ne peut pas dire que beaucoup de gens en soient déçus. Mais l’Amérique n’a pas le monopole de la brutalité et de la violence, de l’exploitation, de la pauvreté et de la dévastation environnementale. La plupart des pays se livrent quotidiennement à des activités horribles à grande échelle. Cela ne changera pas. Et la situation ne fera qu’empirer à mesure que les systèmes s’effondreront et que les bouleversements climatiques entraîneront d’autres problèmes. Mais j’ai foi dans le fait que les êtres humains sont capables de faire un grand bien — et ils le font tous les jours — et un grand mal, ce qu’ils font aussi tous les jours. C’est ce qui nous définit : nous sommes des animaux sauvages affamés et des créatures chanteuses sensibles. Donc, peu importe à quel point le monde se détériore – ou s’améliore – ces deux tendances continueront d’exister en tension. En ce sens, La Cité de l’orque, et une grande partie de mon travail, tentent de concilier ces deux facettes contradictoires de notre identité humaine.

AMI : Si vous avez récemment lu un livre de science-fiction qui vous a beaucoup plu, pouvez-vous nous donner le titre et l’auteur?

SJM : EXO de Fonda Lee [inédit en français], paru en 2017, un brillant roman de science-fiction young adult. Les hommes dénaturés de Nancy Kress et Bellwether de Connie Willis [inédit en français] ; aucun n’est à dire vrai une nouveauté, mais ils sont tous les deux magnifiques.

(Entretien réalisé en janvier 2019 par Gilles Dumay,
traduit de l’américain par Gilles Dumay et Eva Sinanian)

 

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