Avec l’attentat sur le marché de Noël de Strasbourg, les manifestations de gilets jaunes, les scènes de chaos dans les rues de Paris, ces lycéens agenouillés mains sur la tête, l’année 2018 s’est achevée de bien triste manière, sous le signe de multiples inquiétudes. A nos craintes pour nos libertés individuelles et aux fins de mois de plus en plus difficiles, quand les dépenses contraintes augmentent beaucoup plus vite que les salaires, s’est ajouté le spectre de plus en tangible si ce n’est de la fin du monde, du moins de la fin d’un monde : celui du tout pétrole, du tout voiture et du tout plastique. Un monde-ogre qui dévore tout, à commencer par notre santé et la biodiversité. Ces derniers mois, les uns se sont dressés contre les autres, se sont sans doute fixés droit dans les yeux pour la première fois de leur vie, mais en oubliant parfois, souvent, que nous devons tous regarder dans la même direction, celle de notre avenir en tant qu’espèce. Il n’y a pas de nouveau monde ou d’ancien monde, il n’y a qu’un monde. Le nôtre. Si collectivement nous comprenons la nécessité de changer notre mode de vie dopé aux énergies fossiles pour un mode de vie plus respectueux de la nature et de nos poumons… en tant qu’individus, il nous reste encore beaucoup de chemin à parcourir (à pied, en vélo, en transports en commun, en trottinette électrique – soyons inventifs !), tant le changement semble, est déjà et se révèlera douloureux pour nombre d’entre nous. A commencer par les plus démunis, bien évidemment.
Cette pléthore d’inquiétudes, sociétales et environnementales, ne nous éloignent pas de la littérature. Au contraire, elles nous y ramènent. Surveillés en permanence par des millions de caméras de surveillance et tous nos appareils connectés, nous pensons à 1984. La pollution, les images de catastrophes nous ramènent aux apocalypses de J. G. Ballard, aux noirs futurs de John Brunner, au Mad Max de George Miller, à La Route de Cormac McCarthy et tant d’autres œuvres inquiétantes, prophétiques, pessimistes, voir post-apocalyptiques.
D’une façon nettement plus anecdotique, de l’inquiétude nous – éditeurs – en ressentons aussi, quand nous dressons le bilan économique de notre année écoulée, quand nous étudions nos chiffres de ventes qui conditionnent l’existence des parutions futures. Et ceux du marché. Quand nous tentons de mesurer l’impact concret des crises (économiques, terroristes, environnementales) que nous traversons depuis le début du siècle (oubliant bien trop souvent que l’Humanité a déjà surmonté des épreuves bien plus sévères).
Sans trop de surprise, si on en croit GFK, c’est le premier tome d’Anatèm de Neal Stephenson qui s’est le mieux vendu chez Albin Michel Imaginaire en 2018, du moins en papier. En numérique, c’est le premier tome de Mage de bataille de Peter A. Flannery qui vient en tête, de façon très large. Ces deux œuvres semblent bel et bien sur les rails d’un joli succès. Malgré un prix de vente à la mesure de sa pagination (et donc de son coût de traduction), American Elsewhere de Robert Jackson Bennett ne se laisse pas trop distancer.
L’inquiétude… on peut sans doute la faire disparaître (le temps d’un bon divertissement) en lisant Mage de bataille, en plongeant dans un monde médiéval où de jeunes femmes et de jeunes hommes refusent de céder un pouce de terrain à une armée démoniaque. Nos inquiétudes « environnementales » ne se cachent pas très loin quand nous plongeons dans Anatèm et explorons sa planète Arbre… qui a été ravagée par une apocalypse nucléaire avant de refleurir, se redresser, au prix aussi de certains changements de mode de vie. Des bons et des mauvais, comme toujours.
L’inquiétude, on la retrouvera en février prochain, sous différentes formes, dans La Cité de l’orque de Sam J. Miller où, après une montée du niveau des océans aux conséquences catastrophiques, des puissances économiques indépendantes ont créé d’immenses villes flottantes où s’amassent les réfugiés climatiques, les gens qui ont tout perdu et doivent recommencer leur vie ailleurs, dans un environnement presque neuf, sans Histoire et déjà en train de se délabrer. Sam J. Miller nous ramène à J. G. Ballard, au Harry Harrison de Soleil vert, aux grandes heures de la science-fiction spéculative.
En inventant une nouvelle maladie, « les failles », il nous rappelle aussi que l’épidémie de Sida n’a pas pris fin. Sans aller jusqu’à parler de masochisme, on peut légitimement se demander pourquoi lire de telles histoires, pourquoi affronter des futurs aussi « difficiles » ? La sagesse populaire nous informe qu’un humain averti en vaut deux. C’est une bonne raison. Mais chez Sam J. Miller, on en trouvera une autre : l’espoir indéfectible qui anime certains de ses personnages, la détermination sans faille qui en fait avancer d’autres. Sorte de Blade Runner sur une plateforme arctique, La Cité de l’orque nous parle de gens qui cherchent des solutions, se battent pour retisser du lien social et appellent de leurs vœux une société plus juste. Si ce roman nous montre des lendemains difficiles, c’est pour mieux nous parler d’aujourd’hui, nous mettre en garde. La recette est ancienne, Sam J. Miller est très loin de l’avoir inventée. Mais il apporte sa pierre, avec ses êtres à part, fascinants, liés à des animaux sauvages, telle cette guerrière inuit qui arrive dans la cité flottante de Qaanaaq accompagnée par un ours blanc et suivie en mer par son orque. J’ai beaucoup aimé La Cité de l’orque (que j’ai lu une première fois sous son tout premier titre américain : The breaks – le nom de la maladie qui frappe Qaanaaq traduit par « les failles ») j’espère que cela se ressent quand vous lisez ces lignes.
Ce roman combine ce qu’il y a de meilleur dans l’imaginaire : des idées nouvelles, humanistes, et du sense of wonder. L’espoir aussi qu’à chaque problème la connaissance (scientifique ou autre) est en mesure d’apporter une solution.
D’autres auteurs suivront en 2019.
Franck Ferric, en avril, et ses géants – affreux, sales et méchants – bien décidés à tuer le dernier dieu sur terre. Le chant mortel du soleil, c’est l’improbable collision (à cheval !) de la fantasy épique et du western spaghetti. C’est aussi un style : flamboyant, alternant dureté et poésie.
En mai, Tom Sweterlitsch vous invitera à suivre l’enquête de la voyageuse temporelle (et agent du NCIS) Shannon Moss, qui va tenter à la fois de sauver la vie d’une jeune fille de 17 ans et empêcher l’avancée du Terminus : la fin de toute vie sur Terre. Les droits d’adaptation audiovisuelle de ce roman ont été acquis par la Fox pour Neill Blomkamp (District 9, Chappie, Elysium).
En septembre, avec Semiosis, Sue Burke vous emmènera à des années-lumière de la Terre, sur Pax, une planète aussi verdoyante que dangereuse.
D’autres livres vont compléter ce programme, dont un premier roman français, première pierre d’une immense fresque de space opera, mais il vous faudra attendre un peu pour en savoir davantage, car au moment où j’écris ces lignes toutes les pièces ne sont pas encore posées sur l’échiquier (en d’autres termes : « je suis à la bourre »).
Je sais pourquoi je lis de l’imaginaire : pour vaincre ou apprivoiser l’inquiétude. Et vous ?
« Je ne connaîtrai pas la peur, car la peur tue l’esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l’oblitération totale. J’affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Et lorsqu’elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin. Et là où elle sera passée, il n’y aura plus rien. Rien que moi. » Frank Herbert, Dune.
Toute l’équipe d’Albin Michel Imaginaire vous souhaite une bonne année 2019.
Gilles Dumay
Très déçu que Mr Dumay se la joue petit : je pensais qu’il pêchait le poisson à main nue. Un mythe s’effondre.
En tout cas, très beau texte qui synthétise mes propres réflexions. Et qui donne envie de pêcher, à main nue, de l’orque.
Merci. Au harpon ou à mains nues, ça ne change rien : l’orque gagne toujours à la fin.