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Albin Michel Imaginaire : L’Affaire Crystal Singer est votre première publication en France. Pouvez-vous vous présenter aux lecteurs français qui ne vous connaissent pas.
Ethan Chatagnier : Avec plaisir ! Je me considère avant tout comme un écrivain professionnel œuvrant dans la littérature générale, et je suis le premier surpris de voir mon roman publié dans une collection d’imaginaire. Cela dit, depuis longtemps j’ai des projets littéraires qui semblent contenir tout un monde – un monde de personnages, de contradictions et de mystères – et j’ai constaté que les idées spéculatives appliquées au monde réel sont souvent celles qui contiennent le plus de possibilités. Je pense donc qu’en tant qu’écrivain, je me tiens au carrefour où se croisent la fiction spéculative et la littérature générale. Et j’espère qu’en les croisant, ces deux genres s’enrichissent mutuellement.
Pour ce qui est du quotidien, je vis en Californie, dans la partie centrale, chaude et sèche, loin de l’agitation des côtes. J’y vis avec ma femme et mes deux enfants scolarisés. Je n’ai pas grand chose à concilier avec mon travail d’écrivain, si ce n’est l’éducation des enfants. J’enseigne aussi un peu à côté : l’écriture créative et la préparation aux examens. Ma vie est plutôt calme et casanière, même si j’aime sortir dans la nature chaque fois que mon emploi du temps me le permet.
AMI : La première chose qui m’a étonné quand j’ai lu votre roman, c’est l’impression qu’il donne d’être à la fois un vrai roman de science-fiction – mathématiques, astronomie, et premier contact avec une civilisation extraterrestre sont traités avec un immense sérieux – et dans le même temps le magnifique portrait d’une femme différente. Était-ce votre projet littéraire ?
EC : Ce n’est pas le portrait de Crystal Singer qui était à la source initiale de mon roman, mais d’une certaine manière, ce portrait était déjà là, implicite. L’idée de cette civilisation martienne qui ne s’intéresse pas à nous, l’idée de cet amour non partagé, voilà ce que je voulais explorer au départ. La seule solitude qui soit plus puissante que celle d’être seul dans l’univers, c’est d’avoir une planète habitée juste à côté qui se désintéresse de nous. J’ai donc voulu associer cette idée de premier contact à une histoire d’amour sur Terre qui en soit le reflet.
Pour cela, je devais donner au narrateur quelqu’un dont il serait complètement épris. Quelqu’un de brillant et de charmant, mais de compliqué. Une personne qu’il considère au-dessus de lui dans tous les domaines, comme c’est souvent le cas en amour. Mais le roman nécessitait qu’elle change et évolue, ce qui m’a permis d’ajouter plus de nuances au personnage, de le rendre encore plus complexe que ce que j’avais prévu au départ. Le livre devait vraiment parler d’elle, car Rick, le narrateur, est aussi captivé par Crystal qu’elle l’est par Mars.
AMI : L’Affaire Crystal Singer est aussi une uchronie avec un point de divergence en 1896. Pourquoi avoir choisi cette date ?
EC : La nature de l’astronomie martienne a rendu le choix des dates plus facile à certains égards et plus difficile à d’autres, car le moment idéal pour observer Mars s’appelle l’opposition et a lieu lorsque la planète est alignée juste derrière la Terre, loin du soleil, ce qui n’arrive que tous les 26 mois. Cela donne une sorte de calendrier, une liste de dates idéales. Beaucoup de théories astronomiques historiques selon lesquelles Mars était habitée ont été publiées en et autour de 1896. L’observation des « canaux » de Mars par Giovanni Schiaparelli, à l’origine de la théorie, a eu lieu en 1877. Au milieu des années 1890, Percival Lowell ouvrait son célèbre observatoire et écrivait des livres défendant la théorie d’une planète Mars habitée. 1896 a été l’épicentre de la fièvre martienne. Il m’a semblé que c’était l’année parfaite pour faire diverger mon histoire, vers un monde alternatif où Lowell avait raison.
J’y ai vu une autre possibilité très séduisante, celle de décrire la communication interplanétaire à une époque aussi rudimentaire. Il n’y avait pas d’ordinateurs, pas de fusées, pas de rovers. La radio n’en était qu’à ses débuts. Il fallait donc faire quelque chose comme installer un miroir géant (une proposition réelle) ou creuser des tranchées géantes et y mettre le feu (merci à Ken Kalfus, dont le roman Equilateral [non traduit] m’a donné cette idée). Ce type de communication a un côté très primitif. L’échelle compense ce qui manque de sophistication.
AMI : Votre roman parle de communication et se situe à une époque ou Internet n’existe pas, ou personne n’a de téléphone portable. Il me semble que ça amplifie justement ce thème, celui de l’incommunicabilité. La communication est peut-être devenue trop facile pour nous et surtout pour nos enfants ? Ou pour le dire autrement trop de communication tue la communication…
EC : Oui, exactement ! Dans la majeure partie de la chronologie du roman, les personnages communiquent le plus souvent par lettres. Les lettres circulent lentement, mais elles ont ce merveilleux sens de l’intimité que l’on ne retrouve pas dans un sms ou un message vocal. La lenteur de la rédaction d’une lettre, le temps que prend sa livraison donnent l’impression qu’il est plus important de réfléchir à ce que l’on veut vraiment dire. Les longues distances ne sont plus aussi longues qu’avant. Il est si facile aujourd’hui d’entendre la voix et de voir le visage de quelqu’un qui vit loin, dans un autre pays, sur un autre continent. C’est merveilleux à bien des égards, mais je pense que cela dévalorise chaque communication individuelle. Lorsque les distances étaient encore longues, les lettres pouvaient être la seule expérience que l’on avait de quelqu’un. La lenteur incite à l’effort.
AMI : Êtes-vous un lecteur de science-fiction ?
EC : Bien sûr ! Je lis beaucoup de littérature contemporaine et beaucoup de science-fiction, ainsi qu’un peu d’autres genres. Ce que je préfère c’est quand la littérature rencontre la science-fiction. Je pense à des auteurs comme Emily St. John Mandel, Erika Swyler, Kazuo Ishiguro et bien d’autres. J’ai adoré How High We Go in the Dark de Sequoia Nagamatsu [à paraître au Seuil] et Parcourir la terre disparue d’Erin Swan. J’ai récemment découvert Lily Brooks-Dalton [Minuit dans l’univers, Presses de la cité], une autre lecture fantastique au carrefour des genres.
Mais j’aime aussi les livres qui relèvent de la science-fiction de façon plus marquée. Ted Chiang est l’un de mes auteurs préférés. Je ne pense pas qu’il y ait un meilleur auteur de nouvelles de science-fiction aujourd’hui. Peut-être même qu’il n’y a pas de meilleur auteur de science-fiction contemporain. J’ai adoré Semiosis de Sue Burke [Albin Michel Imaginaire, 2019], qui raconte l’installation d’une colonie humaine sur une planète abritant une vie végétale intelligente. J’ai beaucoup pensé à ce livre au cours des deux dernières années.
AMI : Quels sont vos projets littéraires ?
EC : J’ai quelques idées de roman sur lesquelles je travaille. Je ne sais pas laquelle coopérera en premier, alors je vais rester un peu vague au sujet de chacune d’entre elles. Pour le moment, j’ai trois axes de travail : une créature marine qui supprime la douleur chez une femme ; un compositeur du XIXe siècle qui tombe amoureux de la vision qui le hante et enfin une IA conçue pour communiquer avec l’avenir. Croisez les doigts pour moi ! J’espère pouvoir terminer l’ébauche d’un de ces projets cette année.
(Interview traduite par Gilles Dumay ; et c’était pas simple.)
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