//

Avant la trilogie des Maîtres enlumineurs qui lui a valu un immense succès, Robert Jackson Bennett avait publié aux USA la trilogie des Cités divines, un cycle de fantasy ne ressemblant à aucun autre, car mêlant à une intrigue métaphysique et épique des éléments typiques du steampunk et de l’espionnage. Le premier volume, La Cité des marches, vient de paraître. L’occasion de poser quelques questions à l’auteur.

Albin Michel Imaginaire : Votre trilogie des Cités divines se démarque de la plupart des cycles de fantasy en n’étant pas située dans un passé médiéval pseudo-européen. Pour simplifier deux pays s’opposent : d’un côté, Saypur qui évoque l’Inde, de l’autre le Continent et sa Cité des marches, Bulikov, qui évoque peut-être la Russie orientale. Comment avez vous construit ce décor ?

Robert Jackson Bennett : J’ai eu l’idée de cette histoire en regardant Le Prisonnier de Zenda, le vieux film de 1937, qui était l’adaptation d’un roman de 1894 dans lequel un Anglais se rend dans le pays fictif de Ruritanie et découvre qu’il ressemble presque exactement au roi de cette nation. Ce qui va évidemment impliquer un grand nombre de péripéties.
L’idée d’un ambassadeur envoyé dans un monde constitué d’un ensemble complexe et incroyablement balkanisé de nations furieuses, cette idée d’un fonctionnaire obligé de naviguer entre toutes les coutumes et tous les conflits, m’a beaucoup plu. Et c’est là que je me suis surpris à me dire : « Il faut qu’ils soient tous très hostiles à cet ambassadeur, sinon ce sera ennuyeux. Pourquoi seraient-ils si remontés ? » Mon cerveau a alors répondu instantanément : « Parce que le pays d’origine de l’ambassadeur a tué tous leurs dieux. »
L’intrigue ayant pris un peu forme, j’ai commencé à situer une partie de l’action en Europe centrale ou orientale, mais alors que ce projet se transformait lentement en roman d’espionnage, le cadre a inévitablement dérivé vers l’est. Il me fallait aussi imaginer une autre culture qui contrasterait fortement avec ce type d’État très patriarcal, très traditionnel et très slave, et je me suis dit : « Et si l’ambassadeur était une femme très instruite originaire de l’Asie du Sud-Est ? »

AMI : L’époque que vous avez choisie, aussi, diffère de ce qu’on lit d’habitude en fantasy. C’est le début de l’ère industrielle. Le roman relève ainsi à la fois de la fantasy épique et du steampunk. C’est un genre auquel vous vouliez vous frotter, le steampunk ?

RJB : La notion de changement d’époque est un des éléments essentiel de cette trilogie : ce sentiment que nous laissons l’Histoire derrière nous, tout en traînant ses vestiges avec nous. C’est quelque chose que l’on ne voit pas souvent dans les romans de fantasy, car beaucoup d’entre eux traitent de l’ancien et de l’éternel : une grande partie de leurs mondes sont immuables. Même s’il y a des contre-exemples, cette absence de changement d’époque est presque constitutif du genre. En ce sens, ces mondes de fantasy s’opposent au nôtre, qui change tout le temps.
Par conséquent, je me suis donc senti obligé de situer l’histoire dans une ère de changement et de juxtaposer le monde fantastique de l’éternel aux progrès du monde moderne ; ceci précisé, j’ai choisi de rendre ce monde éternel terrifiant, étrange et très négatif. Vous ne voulez pas que cette époque revienne. Car elle était terrifiante.

AMI : Dans la trilogie des Cités divines, il y a eu des dieux, ils ont été assassinés, c’est ce que dit l’Histoire Officielle. Partant de là, le roman est aussi une réflexion sur ce qu’est l’Histoire, qui l’écrit et pourquoi. Vous aviez envie de parler des dangers du révisionnisme ?

RJB : Je pense que l’Histoire, sa mauvaise utilisation et le fait qu’il soit impossible de la connaître totalement constituent le coeur-même de cette trilogie. Bien que nous étudiions beaucoup l’Histoire, une grande partie de celle-ci nous reste inconnue, et nous la réinventons sous forme de récits et de mythes ; puis, à mesure que les temps changent, nous déformons ces récits et ces mythes pour légitimer nos actes présents.
Si nous ressuscitions l’histoire, je pense qu’elle nous rejetterait fondamentalement et nous serait hostile. Voilà où en sont les habitants de Bulikov dans La Cité des marches : ils n’ont plus aucun concept de leurs dieux, aucun souvenir de ce qu’ils exigeaient ou de la vie quotidienne à leurs côtés ; pourtant, parce que ces divinités appartiennent à leur culture, ils croient fermement qu’elles les soutiendraient sans réserves. C’est un peu comme croire que le Dieu de L’Ancien Testament serait votre allié. Mettre cela à l’épreuve… ce n’est ni plus ni moins que défier le destin.

AMI : Il y a trois personnages principaux dans La Cité des marches, que l’on retrouvera dans les volumes suivants : Shara, Mulaghesh et Sigrud. Chacun d’eux est très original ? Pouvez-vous nous les présenter ?

RJB : Shara Komayd, héritière d’une dynastie politique de Saypur, est calme, très instruite, très cérébrale et émotionnellement contenue. Sous des traits de petite femme ennuyeuse se cache une redoutable espionne, mais de plus en plus troublée par les ordres qu’elle reçoit et qui visent à saper les efforts du Continent pour recouvrer son identité culturelle. Le personnage de George Smiley de John le Carré a été une source d’inspiration essentielle pour elle.
Et puis il y a son « secrétaire », Sigrud, qui est une incarnation de l’art du meurtre. Un « géant » d’un mètre quatre-vingt-dix, à la mine renfrognée. Il est extrêmement compétent, mais il est bien plus enclin à commettre des actes de violence stupéfiants qu’à essayer de résoudre les problèmes avec son intelligence.
Vient ensuite Mulaghesh, l’un des chefs militaires de Saypur, qui devient l’allié de Shara lors de ses opérations sur le Continent. Elle est cynique, pratique, mais ressent toujours un profond sentiment de servitude.
J’ai tendance à considérer les histoires comme une réponse à une question. Shara étant la protagoniste du premier roman, sa question est la suivante : « Comment pouvons-nous dépasser les tragédies de l’Histoire ? » La question de Mulaghesh est : « Que devrons-nous sacrifier pour y parvenir ? » Et la question de Sigrud est : « Comment vivrons-nous avec nous-mêmes après cela ? »

AMI : Quand on crée un personnage comme Sigrud a-t-on conscience du souvenir tenace qu’il va laisser chez les lecteurs ?

RJB : En quelque sorte, oui ! Je me souviens d’avoir imaginé cette intrigue et d’avoir décidé que Shara avait besoin d’un acolyte, et je me suis alors dit : « Bon, et si c’était juste Beowulf ? » J’ai trouvé cela extrêmement amusant, et il semble que ce soit le cas pour beaucoup d’autres personnes.

AMI : Le Panthéon des Cités divines est assez différent des habituels panthéons de fantasy médiévale. Un dieu en particulier, on ne va pas spoilier, évoque les divinités inventées par H.P Lovecraft. Y-a-t-il dans Les Cités divines une sorte d’hommage au Mythe de Cthulhu ?

RJB : C’est possible. Je voulais que ces dieux semblent au lecteur inconnus et incompréhensibles – il n’y a aucun moyen de s’habituer à vivre aux côtés d’un être qui peut façonner la réalité à sa guise. Certains dieux étaient prêts à se transformer en quelque chose de conventionnel, d’autres non. Le sens de l’étrange est quelque chose que Lovecraft maîtrisait parfaitement : il savait suggérer ce qui ne pourra être jamais compris, évoquer ce qui nous attend derrière la porte. C’est ce que j’ai voulu faire avec certains de ces dieux.

AMI : Dans le panthéon des Cités divines, quel est votre dieu préféré ?

RJB : Probablement Voortya, la déesse de la guerre. Elle a un grand arc tragique que je ne veux pas spoiler. Cette partie de l’histoire traite des dieux et des esprits qui bénéficient d’un avantage spécifique : cela les rend puissants mais aussi limités, ils ne peuvent évoluer au-delà de ce seul avantage. Puisqu’il s’agit d’une trilogie sur le changement, j’ai trouvé très touchant ce portrait d’un être qui souhaiterait changer, mais qui est contraint par des lois divines qui l’en empêchent.

//

0 Partages
Recevez notre newsletter

L'adresse email demandée sur ce formulaire est obligatoire afin de vous envoyer notre newsletter par email. Elle est collectée et destinée aux Editions Albin Michel. Conformément à la Loi Informatique et Libertés du 06/01/1978 modifiée et au Règlement (UE) 2016/679, vous disposez notamment d’un droit d’accès, de rectification et d’opposition aux informations qui vous concernent.

Vous pouvez exercer ces droits en nous contactant par le formulaire de contact, ou par courrier Editions Albin Michel - Département Albin Michel Imaginaire, 22 rue Huyghens – 75014 Paris.

Pour plus d’information, consultez notre politique de protection de vos données personnelles.

 
Protection de vos données
0 Partages
Partagez
Tweetez