Cet article de Sam J. Miller nous semble apporter un éclairage important sur son roman « La Cité de l’orque ».
Initialement publié le 1er décembre 2018 par Orbit books, à l’occasion de la Journée mondiale de lutte contre le SIDA, il n’en reste pas moins essentiel le reste de l’année dans son propos nécessaire (et porteur d’espoir).

Il est traduit de l’anglais (USA) par Eva Sinanian & Gilles Dumay.

Il faut que je vous dise une chose à propos des apocalypses : elles se produisent en continu et il nous est facile de les ignorer, tant qu’elles ne nous concernent pas. Certes, aucune horde de zombies erre sur Times Square, mais nous avons des populations entières – dans les pays en développement comme dans les pays développés – dont le quotidien est aussi dur que celui des personnages de nos pires récits apocalyptiques.

Je parle en connaissance de cause : j’ai passé plus d’une dizaine d’années à travailler avec des sans-abris à New York City, qui vivent une apocalypse qu’ignorent les millions de New Yorkais qui les croisent au quotidien. Du point de vue des sans-abris, la société est déjà à terre. Tous les jours, ils ignorent s’ils vont, oui ou non, manger. Des gangs rôdent et les menacent, les immolent. Ils sont encore régulièrement victime de crimes de haine. L’état de droit est déjà loin. Les flics n’existent que pour les harceler et les arrêter alors qu’ils ne souhaitent qu’assouvir des besoins aussi vitaux que de trouver un peu de sommeil.

Les exemples sont indénombrables. Selon certaines estimations, il y a, à cet instant, au moins cinq génocides en cours sur notre planète – et nombreux sont ceux qui estiment ce chiffre à la hausse. Pour chacun de ces massacres, on trouve toujours des personnes impliquées promptes à se défendre en avançant que seules d’horribles personnes commettent des génocides, horribles personnes qu’elles ne sont bien évidemment pas !

Les apocalypses nous éclairent. Elles nous dévoilent les vrais rouages du monde : qui est en sécurité, qui est vulnérable. Qui sera aidé par l’état et qui ne le sera pas.

Les apocalypses nous éclairent. Elles nous dévoilent les vrais rouages du monde

Il y a bientôt quarante ans une apocalypse s’est produite, à l’échelle mondiale. Dans un premier temps on l’a appelée « le cancer gay », le SIDA/VIH a touché d’abord les queers et plus particulièrement les personnes racisées. Les réponses des élus, des dirigeants religieux, à cette catastrophe ont couvert tout le spectre qui sépare le silence glacé, meurtrier, à une hostilité toxique. Beaucoup d’Américains en ont référé au « jugement divin », ont réclamé des tatouages obligatoires pour identifier les porteurs du SIDA/VIH. Lorsque des représentants fédéraux se sont rendus à NYC et se sont alarmés publiquement de la grande proportion de sans-abris touchés par le SIDA/VIH, chiffre qui menaçait de croître, les élus leur ont rétorqué de ne pas s’inquiéter, arguant que les personnes touchées par le SIDA/VIH mourraient si vite que l’on ne constaterait aucune hausse. Tandis que l’épidémie ravageait le pays, le Président refusait d’en dire le nom – il ne le fit pas publiquement avant 1985, alors que l’épidémie avaient déjà causé le décès de plus de 8000 personnes.

Nous étions dos au mur, à regarder mourir nos amis, nos proches, les gens que nous aimions le plus au monde.
Nous n’avions plus rien à perdre, alors nous avons contre-attaqué.

En même temps, le SIDA/VIH a permis de révéler autre chose : notre pouvoir. Le monde entier feignait l’ignorance pendant que nous étions dos au mur, à regarder mourir nos amis, nos proches, les gens que nous aimions le plus au monde. Nous n’avions plus rien à perdre, alors nous avons contre-attaqué. Avec leurs visuels assertifs, flamboyants, agressifs, ACT UP comme d’autres collectifs ont remué ciel et terre pour forcer les tenants du status quo à les remarquer. Ils ont interrompu une messe à la Cathédrale St Patrick. Ils ont stoppé le trafic, pendant l’heure de pointe, à Grand Central Terminal. Ils ont organisé des die in1 massif à la Bourse de New York, pour demander de mettre fin aux profits réalisés par les industries pharmaceutiques sur les médicaments anti-SIDA. Ils ont même manifesté contre un certain Donald Trump en 1989, pour alerter sur les façons dont les mairies privilégiaient les riches entrepreneurs fonciers tout en refusant de créer des logements pour les sans-abris touchés par le SIDA/VIH. L’art et l’activisme ont changé la donne en s’alliant d’une façon sublime et imparable.2

Le SIDA/VIH a mis en lumière toute la haine et l’homophobie qu’impliquent le patriarcat et ses fondements. C’est une monstruosité, mais nous ne pouvons combattre que ce que nous voyons. Durant l’ère du SIDA/VIH, les luttes pour la visibilité et l’égalité LGBTQIA3 ont frappé fort, et les années suivantes ont vu émerger d’incroyables transformations et la victoire de nos combats, qu’ils soient pour le mariage entre personnes du même sexe, l’acceptation des gays dans l’armée, sans compter l’explosion d’une scène artistique queer grandiose, qui a même produite à Hollywood d’adorables comédies romantiques gays pour adolescents.4

L’apocalypse n’est cependant par terminée. Le patriarcat n’a pas chuté. Le SIDA/VIH ravage toujours nos communautés. Personne ne souhaite en parler. Le simple fait que cette maladie ne tue plus « à coup sûr » ne la rend pas moins pernicieuse et n’atténue en rien l’injustice de sa répartition démographique.

Je refuse que nous oubliions cette réalité.

Avec mon roman La cité de l’orque, je souhaite raviver ce discours. Dans un futur où la montée des eaux a transformé le globe, où les réfugiés s’entassent dans une ville-plateforme proche du cercle polaire, une maladie mystérieuse connue comme « Les Failles » ravage la population. Les personnes touchées par « Les Failles » – et ceux qui les aiment – attendent en vain que les IA impénétrables tirant les ficelles du gouvernement trouvent un remède ou s’expriment enfin à leur sujet.

Cependant, cette maladie permet également à ces personnes de partager leurs connaissances et savoirs, leurs mémoires et leurs rêves, de se lier télépathiquement. Isolés et apeurés, elles n’ont aucun moyen de renverser la vapeur, mais en tant qu’organisme uni, organisé, elles possèdent cette capacité à changer les fondements de la société.

Un peu comme nous, maintenant.

En tant qu’organisme uni, organisé, les personnes touchées par « Les Failles » possèdent cette capacité à changer les fondements de la société.

La haine toxique qui fit du SIDA/VIH une apocalypse est toujours vivace, elle se porte même plutôt bien. Elle a propulsé notre président actuel jusqu’à la maison blanche. Elle motive de nombreux crimes de haine et est tellement enracinée qu’une bonne partie des gens semblent vivre aujourd’hui dans une dystopie. Des mères sont incarcérées pour avoir conduit leurs enfants à l’hôpital. Les zones fiscales sont redessinées pour avantager les riches. Des familles sont réduites à néant par une gestion agressive et ouvertement raciste de l’immigration, par des actes de déportation.

Rien de ceci n’est pourtant nouveau. Des événements comme le Brexit ou les élections 2016 aux USA ont pu en surprendre plus d’un, mais pas nous. Pas celles et ceux qui sont au cœur de nos luttes. C’est ce que nous sommes. Ce que nous avons toujours été. Au moment de la rédaction de La cité de l’Orque, les ambitions politiques de notre président actuel se résumaient à un slogan absurde. Quand j’ai vendu les droits de mon livre, une semaine avant l’élection, cela provoquait toujours des rires, inquiets cette fois.

Nous avons encore besoin d’histoires qui parlent du SIDA/VIH parce que le SIDA/VIH est toujours là.

Nous avons encore besoin d’histoires qui parlent du SIDA/VIH parce que le SIDA/VIH est toujours là. Frappant toujours plus fort les plus pauvres, les personnes racisées, et tous les « non-males-cis »5. Parce qu’il y a encore tant à faire. Que les gays blancs puissent se reconnaître dans des films ne signifie pas nous ayons démantelé la masculinité toxique. Les nazis manifestent en pleine rue et dominent les réseaux sociaux ; les flics tuent encore des personnes de couleur non-armées. Nos voix les plus hideuses contrôlent le débat public.

Nous avons changé le monde une fois, alors que nous étions dos au mur. Nous pouvons recommencer.

Sam J. Miller


1 – Un die-in est une forme de manifestation, à l’instar d’un sit in,
qui consiste à s’allonger au sol pour illustrer un grand nombre de victimes.
2 – Act Up (AIDS Coalition to Unleash Power) a de nombreuses antennes, dont Actu Up Paris, crée en 1989 par Didier Lestrade, Pascal Loubet et Luc Coulavin.
Leurs actions et manifestations débutèrent quelques mois après,
avec notamment un préservatif géant déroulé sur l’obélisque de la Concorde le 1er décembre 1993.
Nous vous renvoyons à cette page Wikipédia et ses nombreux liens
Nous vous conseillons également le film
120 battements par minute de Robin Campillo
et plus simplement le site dAct Up Paris, toujours en activité.
3 – LGBTQIA : Lesbiennes Gay Bi Trans Queer Intersexes Asexuels
4 – NDT : nous sommes prêts à parier que Sam J. Miller pense en particulier à Love, Simon de Greg Berlanti, sorti en 2018.
5 – Non-male-cis : désigne toute personne n’étant pas un homme cisgenre.
C’est à dire un homme dont le genre est en accord avec son sexe biologique assigné à la naissance.
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